La sérendipité vous connaissez ?
C’est quand Christophe Colomb découvre l’Amérique en croyant être arrivé aux Indes.
C’est aussi quand Jean Luc Godard filme le making of d’un chef d'œuvre du rock en pensant tourner un brûlot anarcho politico révolutionnaire intitulé One + one.
C’est l’été 1968, le monde est en ébullition et la révolution est dans tous les esprits. Des grèves et des soulèvements éclatent aux quatre coins de la planète. La France est encore paralysée par les évènements de Mai et partout on ne parle que de politique, de sexe, de drogues et de Rock’n’ roll. Jean Luc Godard, alors un des chefs de file de la nouvelle vague, est séduit par cette effervescence et veut réunir tous ces éléments dans son prochain projet cinématographique, One + one.
Contre culture oblige, Godard veut pour son film un groupe de rock. Au départ il demande aux Beatles mais, ceux-là n'étant pas disponibles, il se rabat sur les Rolling Stones (faute de grives on mange des merles).
Qu’importe ! Les Stones feront parfaitement l’affaire. Ils sont jeunes, chevelus, et ont des guitares électriques.
Reste maintenant le sujet du film à proprement parler, et là, euh comment dire ?... C'est du Godard !
On a vraiment du mal à comprendre où le réalisateur de À bout de souffle veut en venir.
One + one ressemble à un docu art et essai foutraque où se succèdent pêle mêle des scènes d'anarchie et de révolution misent bout à bout sans réel fil conducteur. Des Black panthers se passant des mitraillettes dans une casse automobile, un marchand de journaux lisant Mein kampf… Le tout agrémenté d’une insupportable voix off récitant les passages d’un roman durant tout le long du film. Il y a fort à parier que Jean Luc Godard lui même serait bien incapable d’expliquer exactement de quoi parle One + one.
Pour Keith Richards, le film n’est qu’un “gros tissu de conneries” (a total load of crap). Le guitariste va jusqu’à se demander si quelqu’un n’aurait pas glissé du LSD dans le verre de Godard juste avant le tournage.
Mais, sérendipité oblige, ce n’est pas ces séquences sans queue ni tête qui vont ressortir dans le film, mais bien le making of de Sympathy for the devil, une des chansons rock les plus emblématiques des tumultueuses années soixante.
C’est dans les studios d’enregistrement Olympic de Londre que démarre le film. La première scène s’ouvre sur Mick Jagger assis sur un tabouret entouré de Brian Jones et Keith Richards. Ensemble, ils répètent inlassablement les accords de la chanson sur leur guitare acoustique. Un peu à l’écart, Bill Wyman les écoute en essayant quelques notes sur sa basse. Jagger marmonne la mélodie qui n’est pas encore tout à fait définie. A la batterie, Charlie Watts intervient sur le refrain avec un rythme basique et hésitant.
On cherche, on tâtonne. La chanson, initialement écrite par Mick Jagger, est ici à l’état d’embryon et ne ressemble encore en rien à l’hymne sixties que nous connaissons.
Dans la scène suivante, Keith Richards est passé à la guitare électrique et Nicky Hopkins essaie quelques phrases musicales à l’orgue hammond.
Mais pour l’instant, l’ensemble est lent et poussif avec des accents presque Dylaniens (Jagger fait d’ailleurs traîner certaines phrases à la façon du “bard of the pop”).
Le film enchaîne ensuite sur une séquence improbable où des Black panthers armés de mitraillettes menacent (exécutent ?) trois jeunes femmes blanches vêtues d’un drap blanc pendant qu’un autre membre du groupe, assis dans une brouette, lit un discours d’Amiri Baraka.
Retour aux studios Olympic. Les Stones ont bien avancé. Charlie Watts a abandonné le poum tchac basique du début pour un rythme plus syncopé joué en cross-stick. Keith Richards est passé à la basse et Bill Wyman joue maintenant des maracas. Mick Jagger, dans son coin, continue d'affiner la mélodie au fur et à mesure des essais avec le groupe.
Le tempo est encore un peu lent mais l’idée d’une section rythmique vaguement afro-cubaine commence tout doucement à se dessiner.
Après une séquence ennuyeuse dans laquelle une jeune femme, prénomée Eve Democracy est interviewée dans la forêt par des journalistes, on peut enfin revenir à ce qui nous intéresse.
Cette fois-ci les Stones tiennent le bon bout. Le tempo est plus rapide et le percussionniste Rocky Dijon, aux congas, a été recruté en renfort rythmique. Nicky Hopkins est passé de l’orgue hammond au piano et interprète le superbe accompagnement, tout en accords suspendus, qu’on peut entendre sur le disque. A la basse, Keith Richards martèle des notes syncopées qui renforce l'ensemble et épaississent le rythme.
De l’accompagnement lent et binaire du début, on est passé à une espèce de samba “endiablé” prête à diffuser le message corrupteur et ambigu de Lucifer/Jagger.
Mais avant ça, il va encore falloir subir une longue scène sans queue ni tête où, dans un kiosque à journaux, le vendeur lit des extraits de Mein kampf pendant que la caméra s’attarde sur des revues pornographiques. Le tout est entrecoupé de séquences où l'on voit Anne Wiazemsky peindre sur les murs des slogans improbables comme CinéMarxisme ou encore Viet cong.
Retour enfin aux studios Olympic pour l’enregistrement des voix. Mick Jagger, face au micro et casque sur les oreilles, interprète le nouvel hymne des Stones à la perfection. Il semble comme possédé par le malin et agrémente son chant de cris et d’injonctions pendant que sa jambe bouge frénétiquement au rythme de la musique.
Quand arrive le troisième couplet, les autres membres du groupe, positionnés en rond autour d’un micro, entonnent les fameux whoo-hoos qui vont ponctuer la chanson jusqu’au bout et la rendre absolument irrésistible.
C'est à la fin du film que l'on peut enfin entendre la version finale de Sympathy for the devil et mesurer le travail accompli par les Stones.
Il faut avouer que dans One + one Godard ne nous épargne rien. Du baratin Marxiste/Maoïste aux messages politico érotique, tous les clichés de l’époque y passent.
Le film est au mieux, un témoignage de la contre culture de la fin des années soixantes, et au pire, un film d’art et essai prétentieux et indigeste.
Mais il reste les Rolling Stones en train de créer Sympathy for the devil. Et là, encore une fois sans même le savoir, Godard nous offre un document exceptionnel.
C’est un peu comme regarder Picasso peindre Guernica, ou Michel-Ange décorer la chapelle Sixtine. Toute la magie de la création se déroule ici sous nos yeux.
On peut voir étape par étape la chrysalide, une ballade longue et ennuyeuse, devenir papillon, une samba rock hypnotique et excitante.
Alors pour ce magnifique cadeau, s’il vous plaît, un peu de courtoisie et de sympathie pour Jean Luc Godard.
Whoo-hoo, whoo-hoo…